Pour répondre à nos questionnements, nous avons échangé avec trois acteurs majeurs de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et toutes formes de discriminations : Dominique Sopo, président de SOS Racisme depuis 2003, Frédéric Potier, président de la Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) depuis mai 2017 et Noémie Madar, présidente de l’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF) depuis 2019, qui se définit comme une organisation de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
Avant de se poser la question de l’impact de la ville dans le vivre ensemble, il faut d’abord tenter de le définir. Pour tous, même si on fait le constat qu’il n’est pas toujours évident à mettre en place, le vivre-ensemble est la cohabitation harmonieuse entre individus d’une société. Pour autant, comme nous le rappelle Noémie Madar, le vivre-ensemble est avant tout “s’autoriser à rencontrer l’autre et à l’accepter dans sa différence”. Dans un contexte urbain, cette rencontre est-elle alors plus facile ? Et quel rôle la ville a-t-elle à jouer ?
La ville est avant tout un lieu cosmopolite qui regroupe des personnes très différentes dans un espace très dense. C’est également un lieu où la mixité est favorisée, que ce soit en terme d’âge, d’origines, de milieux sociaux, ou encore de religion car on y retrouve des équipements et édifices qui portent cette diversité. Sa densité, quant à elle, oblige de fait la confrontation des cultures, des religions et des ethnies différentes. Ces différences sont visibles dans l’espace public, au sein des institutions, dans les lieux d’habitations, au quotidien. Cependant, la densité de population et les différences au sein de cette même population, produit ainsi un phénomène indiscutable, celui de l’anonymat : “La ville est tout d’abord une réalité complexe qui est prise dans une forme de contradiction. Elle est un lieu d’anonymat, ce qui est à la fois positif et négatif. Alors que dans une optique villageoise, on se raccroche à une communauté locale, dans une ville, on voit le lien social s’atténuer fortement. En même temps, cette capacité d’anonymat permet aussi d’échapper au caractère étouffant de relations sociales imposées dans des communautés extrêmement normées. Il est plus simple d’être immigré ou homosexuel dans une ville, que dans un village. L’anonymat peut donc être une forme de liberté. Bien sûr, l’autre facette de la ville est que l’on peut disparaître dans l’anonymat et dans l’absence de liens sociaux chaleureux, que l’on va plutôt retrouver dans des plus petites communautés. “
Comme Dominique Sopo nous le souligne, la ville est le lieu de l’anonymat qui permet de s’affranchir de son héritage culturel, d’afficher sa différence et de cultiver le cosmopolitisme. Pourtant, même si l’urbain est un espace d’inclusion car il permet la différence, Frédéric Potier nous rappelle qu’il peut également devenir hostile à cette dernière : “nul territoire n’est épargné par les actes ou les discours de haine, pas plus que par les discriminations”. En effet, le rapport publié par le ministère de l’Intérieur révèle une augmentation des actes et délits racistes, xénophobes, antisémites et anti-religieux pour l’année 2019 en France. Pour autant, est ce que la ville est plus touchée par ces actes et délits que d’autres territoires ? Favorise-t-elle la haine de l’autre ?
De prime abord, on pourrait le croire, car elle regroupe des populations plus variées que les espaces ruraux et impose leur cohabitation dans un espace restreint pouvant attiser des tensions. Pourtant, comme nous l’explique Frédéric Potier “Les chiffres 2019 n’établissent pas de fortes corrélations entre la population (ou la densité de population) et les actes de haine. Des actes racistes, antisémites ou xénophobes peuvent tout à fait se dérouler dans des petits villages ruraux. C’était par exemple le cas pour les dégradations de cimetières juifs en Alsace en décembre 2019“. Ces chiffres ne sont pas territorialisés, il est donc difficile d’établir des liens concrets entre la typologie des espaces, qu’ils soient ruraux, péri-urbains et urbains, mais pourtant il semblerait que les contextes influencent a minima les actes et délits qui y sont pratiqués : “concernant les territoires, la dégradation des édifices chrétiens, par exemple, n’a pas lieu dans des villes mais dans des espaces beaucoup plus villageois. Les édifices musulmans quant à eux ne se trouvent pas dans les campagnes. Les chiffres sont donc aussi dûs à la répartition des édifices sur le territoire. Même si effectivement, les édifices sont plus facilement accessibles dans les zones rurales car ils sont isolés du regard des autres. C’est la même chose pour les actes de profanation des cimetières juifs : les espaces pris pour cible plus facilement sont ceux où les communautés juives ont disparu.” Comme le souligne Dominique Sopo, la concentration d’activités urbaines et la morphologie de la ville semblent participer à la préservation des lieux du religieux face aux dégradations. Pour autant, elles ne protègent pas l’urbain de tous les problèmes : certains lieux urbains sont plus sensibles que d’autres à ces actes et délits, c’est notamment le cas des lieux d’éducation, où les personnalités se forgent et où certaines personnes sont pour la première fois, confrontées aux différences des autres. Noémie Madar, nous informe que dans les universités, par exemple, c’est un constat qui se vérifie. “Dans ces milieux universitaires de nombreux étudiants sont victimes de harcèlement racistes et antisémites au quotidien. Ce ne sont pas forcément des actes physiques mais aussi des insultes, des violences et des discriminations verbales. Cela se ressent beaucoup dans les universités en ville mais aussi dans les périphéries. Mais dans les deux cas, on parle bien de zones urbaines.“
Pourtant la tolérance, l’ouverture et donc le vivre-ensemble semblent être des valeurs plutôt urbaines, car dans l’imaginaire collectif, la ville accueille et elle rassemble. Cependant, comme nous le rappelle Frédéric Potier, cela peut différer des espaces et des villes : “Les métropoles peuvent sembler effectivement plus accueillantes car plus cosmopolites mais il faut se méfier des généralisations. Si nous prenons le cas de Paris, des quartiers peuvent être plus accueillants ou plus ouverts à la diversité, comme le quartier du Marais par exemple et d’autres plus fermés.”
Cependant, si une différenciation se crée entre différentes villes et entre différents quartiers, peut-on dire que les formes de l’urbain et son fonctionnement influencent le vivre-ensemble ?
Car la ville est avant tout un lieu physique qui répond à ses propres logiques : des axes ont été créés, au fur et à mesure des siècles, pour faciliter la circulation des personnes et des marchandises; des quartiers se sont formés regroupant des communautés, des vagues d’immigration… Cette organisation peut parfois agir comme une barrière physique comme nous le souligne Noémie Madar : “Dans notre travail et dans nos actions locales, on ressent le fait que l’aménagement des villes joue beaucoup sur le cloisonnement, sur la rencontre de certains, sur l’isolement d’autres. La ville est parfois à l’origine d’exclusions ou de cloisonnements géographiques. C’est parfois simplement dû à un accès aux transports limité, mais cela entraîne une peur de l’autre et un repli sur soi. Le repli identitaire peut s’accompagner d’un confinement territorial qu’il faut briser à travers différentes politiques publiques (transport, éducation, culture…).” Plus que les barrières physiques que l’aménagement de la ville peut créer, c’est surtout les politiques et la gouvernance urbaine qui sembleraient influencer davantage la façon dont les urbains se côtoient et se rencontrent : “Là où la ville intervient, c’est qu’il y a des ségrégations socio ou ethno-spatiales qui existent depuis des décennies et qui n’ont pas été combattues avec la fermeté nécessaire. Parfois même, elles ont été accompagnées par ces politiques de discrimination dans l’accès au logement. SOS racisme a d’ailleurs mis en lumière ces politiques il y a une quinzaine d’année, lorsque les offices HLM avaient acheté des logiciels qui leur permettaient de faire de la ségrégation dans la distribution des logements sociaux. A partir de là, on créer des espaces sur lesquels on peut projeter des discours de peur. “(Dominique Sopo).
En effet, ces logiques de gestion et de gouvernance ont un réel impact sur la mixité urbaine, elles peuvent être discriminantes, forçant au repli sur soi comme par exemple le manque de desserte de certains quartiers par les transports en commun influençant le principe de ghettoïsation des espaces. Un phénomène de ghettoïsation largement amplifié par la méconnaissance des autres au sein de la ville, et par les stéréotypes projetés sur les personnes mises à l’écart : “Nous sommes aujourd’hui dans des problématiques de ghettoïsation que les politiques de la ville ont essayé plus ou moins de casser, mais qu’on ne réussira à casser réellement que si on rompt avec une vision de peur ou de malveillance envers ces populations victimes de ces logiques de ghettoïsation.” Et comme le souligne Dominique Sopo, c’est en passant par la connaissance et la rencontre de l’autre qu’il sera alors possible de vivre-ensemble en ville.
Mais alors si la morphologie et la gestion urbaine peuvent quelquefois freiner le vivre-ensemble, la ville ne possède-t-elle pas des lieux inclusifs qui favorisent la rencontre ?
Pour Noémie Madar et Dominique Sopo, l’école est l’un des plus important : “Le fait que les enfants quelles que soient leur condition sociale ou leur origine grandissent ensemble, est pour moi une grande preuve de vivre-ensemble. C’est ici le rôle de l’école. Le but est que “l’autre”, ne soit pas considéré comme un autre mais comme quelqu’un avec qui on a beaucoup à partager et qu’on reconnaît aussi comme un soi-même. L’école et les activités que l’on a pendant sa jeunesse permettent d’éprouver cette question-là.” (Dominique Sopo). Car non seulement l’école publique et un lieu où la mixité sociale est présente et désirée, mais également parce que par l’éducation, il est possible d’initier des projets d’échange entre différentes cultures, religions et classes sociales comme le souligne Noémie Madar : “Pour moi, l’éducation joue un rôle fondamental. Certains établissements cherchent à faire leur travail de transmission des connaissances, sans aller au-delà. Certains vont plus loin et créent un projet pédagogique en faisant en sorte que les élèves puissent aller en dehors de leur quartier ou des murs de leur lycée. Le projet des établissements est très important, car il permet la rencontre et favorise la connaissance de l’autre.”
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Mais ce que la ville a de riche, c’est surtout l’addition d’une multiplicité d’espaces qui possèdent chacun leurs spécificités, mais qui rassemblés forment un tout. Et il semblerait que c’est à l’échelle de ces entités que le vivre-ensemble soit le plus poussé. C’est à l’échelle locale que certains acteurs urbains poussent au développement d’initiatives de rencontres et d’inclusion. Elles sont majoritairement portées par le monde de l’associatif : “Je crois pour ma part au rôle essentiel des acteurs associatifs de terrain. Ce sont eux qui portent avec énergie et courage des initiatives très concrètes qui frappent les esprits.” (Frédéric Potier), car ce sont le plus souvent des acteurs qui ont conscience des réalités de terrain, et des potentiels d’actions sur les territoires et leurs habitants.
Le vivre-ensemble en ville est donc un concept qui est en constante évolution, car il répond à des réalités très diverses : que ce soit en terme de morphologie urbaine, de ségrégation ethno et socio-spatiale, de politique de gouvernances, de dynamiques migratoires et d’actions d’acteurs locaux et associatifs. Mais si globalement le vivre ensemble en ville tend à se solidifier, il peut parfois être mis à rude épreuve : l’arrivée de populations migratoires réfugiées ces dernières années, souvent cantonnées dans des bidonvilles au plein de cœur de nos villes, pose profondément la question. Une preuve que le vivre-ensemble n’est pas gagné d’office, et qu’il faut constamment agir en sa faveur.
Encore faut-il que nous soyons capable de fabriquer des espaces, et notamment publics, qui permettent de vivre-ensemble en ville dans le sens premier du terme. Comme nous le rappelions dans le Huffington Post, on peut regretter la perte de qualité des places, des rues au détriment d’un système de consommation de masse de plus en plus pratiqué par la ville, poussant davantage à l’individualisme qu’à la rencontre. A l’image de ces lieux qui non seulement rassemblent comme les écoles, mais qui surtout fédèrent, il nous faut donc repenser ces espaces pour qu’ils deviennent des facilitateurs du vivre-ensemble.“Plus que le “vivre ensemble” je préfère l’expression « faire ensemble ». La cohabitation armée ou dans la peur ne peut pas être un projet de société. Le « faire ensemble » c’est construire ou se réunir autour d’un projet commun fédérateur défini au niveau du territoire, la qualité de vie, la protection de l’environnement, la justice dans la cité…C’est beaucoup plus ambitieux.“ Comme le suggère Frédéric Potier il serait intéressant de questionner la manière dont on fabrique la vie urbaine ensemble. Car c’est en offrant un légitimité d’action à chacun que la fabrique de la vie sera réellement collective et que la ville permettra à chacun de vivre ensemble. Une belle conclusion donc, qui nous amènera forcément à réfléchir demain à la coconstruction de nos espaces publics et plus largement de nos villes.
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